La vieille était là. Derrière
sa fenêtre, elle comptait les jours, les heures, les minutes...
Elle accompagnait les aiguilles de sa pendule qui décomptait le temps.
Elle attendait…. Son regard traversait le verre de ses fenêtres pour
s'engloutir dans les feuillages qui s’entrecroisaient coupant le
ciel en mille et un morceaux. Ses pupilles lutaient contre les
pellicules poussiéreuses aveuglant les carreaux et floutant le paysage. Elle
scrutait toujours le temps, les volets entrouverts, l’œil collé à
la pendule.
Le soleil se levait et se
couchait sous son regard. Les ombres du jardin se parfumaient, rallongeaient,
rétrécissaient, se contractaient et disparaissaient avec le déclin de la
lumière dans un mouvement continuel. Les mêmes ombres partaient et revenaient
le lendemain, fidèles à leurs natures. Naître et mourir ou Mourir pour
renaître. De l’ombre à la lumière et de la lumière à l'ombre. C’était ça la
vie, furtive et mouvante comme un nuage. L’octogénaire était là pour observer
ce phénomène qui bousillait l’éternité de ses instants. Elle pensait au
rétrécissement de sa propre ombre, au déclin de sa lumière, à son astre
qui allait bientôt se consumer dans la pénombre du néant.
Les êtres peuplant
ce jardin n'avaient rien à cirer du temps. Ils avaient
leurs propres éternités. Puis ils tombèrent à la fin de leur
existence telle des feuilles pâles lâchées des ramures traquées par la
saison. Leur vie tournait, elle tournait sur elle
même à la cadence d'une roue insouciante du temps passé,
présent ou futur. Une
pie criait de joie et crachait ses noyaux du haut du cerisier, une colombe
appelait son mâle de touts ses instincts, les nuages s'émoussaient et
s'évanouissaient. Les prunes rougeâtres complétaient la verdure des
feuillages, d'autres tombaient des cimes, puis pourrissaient aux
cœurs des ombres aux pieds des vieux troncs.
A terre, un scarabée subit la
colère d’une bourrasque de vent soudaine et fut projeté sur le dos
jusqu’aux pieds de l’octogénaire indifférente à son malheur. Ses pattes
bougèrent énergiquement dans le vide cherchant un appui. Le temps
dévorait son énergie. Le temps lui était compté, se mettre sur pied ou
périr dans l’épuisement. Sur le compte de Dieu ou de la nature, fallait-il
mettre l’accident du scarabée ? C’était l'œuvre du Seigneur, Sa
trace toute puissante, concluait-elle avec résignation. L'énergie du scarabée fut inépuisable,
l’instinct de survit l’emporta. L’insecte se retourna, rampa quelques
millimètres et s'envola entre les branches vers une destinée inconnue.
L’ennui délogea la vieille de
son inertie. Elle déambula dans sa demeure pour
perdre du temps, faire des pas avec le temps, accompagner le temps
qui s’en allait. La conscience du temps écrasait sa
conscience humaine. Où aller après le temps ? Qui
pourrait enjamber le temps ? Le temps
lui glissait d’entre les doigts, ses eaux profondes la submergeaient.
Elle aurait voulu s'incarner en quelque chose qui s’en foutait du temps. Peut être dans un scarabée doué de cette force terrible
de survie. Les Écritures
lui témoignaient du temps promis, du temps
où les corps ne pourrissaient pas, le temps
devant lequel les raisons les plus douées
s’abîmaient dans les océans. Rien que le néant. Sur quoi
penser ? A qui le dire ? Solitaire dans ce néant, la
vielle fut seule dans ce noir troué. Elle nageait
en elle-même, dans la pénombre de son intériorité. C'est
tellement grand le soi-même. Infini-ssable, des années
d'éclairage ne suffiraient à le percevoir.
Toujours là, elle
faisait face au jardin tel un tableau où le temps manquait
immanquablement. A l’extérieur,
le temps vira à l’orage puis tomba sur le paysage et le rinça
abondamment. Le ciel s’unit à la terre et arriva jusqu’au réz du jardin. L’eau
absorba les ombres, embrassa l’herbe verdoyante puis l'allongea sur le flan.
Des feuilles sombrèrent, d’autres flottèrent et servirent d’Arche de Noé à des
insectes en détresse. Le temps
coula avec les ruisseaux. L'eau
chassa la poussière des corps. Le soleil revint
illuminer le ciel le bleu et le silence brigua sa loi après
le boucan du tonnerre.
Des jours
passèrent.
Les
volets restèrent fermés. A l'intérieur, les pas se turent.
Les poussières s'évanouirent et les carreaux respirèrent de la
transparence. Les croisillons tonnaient de blancheur. Le
salon et la cuisine se dépouillèrent. Les menuiseries
teignirent les tomettes.
Abdelghafour Essafi
Quartiers Nord Marseille:
Chronique ordinaire
Les immeubles avaient poussé sur les
collines chauves et en avaient durci les lignes. Le béton continuait de grimper
sans scrupule. Il suffisait de regarder devant soi les derniers étages pour constater
la profusion de ces barres grises et délavées
provoquant le dégoût et par conséquent le désir de foutre le camp de ces
quartiers nord.
L'été, le paysage était poussiéreux,
enveloppé d'une chaleur africaine, les façades jaunissaient comme du vieux
papier gondolé, les visages ternissaient d'ennui tel un visage d'un malade. Les habitants des cités étaient tous pauvres ou presque. Les xénophobes
se nourrissaient de haine à l'endroit des
noirs et des arabes. La misère leur collait aux fesses autant que leurs voisins.
Au sud, notre salon ouvrait sur un étage de l’Hôpital Nord. On pouvait y
voir les infirmières, les visiteurs, mais aussi les hospitalisés avec leurs
bouteilles de perfusion regardant le
monde des sains. Au nord, on percevait les barres d'immeubles dépigmentées ressemblantes
à des peaux de vieux et aux pieds desquelles stationnaient des voitures usées, béquillardes
et désossées par des chiens errants, les
délinquants du soir. D’un côté on voyait les malades dans les moindres détails avec
une paire de jumelles si on le voulait, et de l’autre côté, des façades infectées
de paraboles, des balcons bourrés de linge dégoulinant et bien d’autres objets
de consommation sucés jusqu'à l'os. Nous étions donc pris en sandwich par
l’hôpital nord de Marseille et d'autres Cités HLM. Un plan d’enfer conçu par un
pur fumier : le monde des malades à droite et la pauvreté de Bombay à
gauche.
En contrebas de cet enfer dantesque, le bâtiment de
l'Hôpital psychiatrique Edouard-Toulouse longeait une petite pinède renfermant un petit nombre
de tarés qui se baladaient des fois en dehors du bâtiment ne sachant même pas
où ils allaient. A l'intérieur de ce même périmètre (les quartiers nord) d'autres tarés
rôdaient la nuit ainsi que des grosses blattes mais eux savaient où foutre les pieds. Les
rues se vidaient le soir pour donner de la voix aux kalachnikovs. Des rafales
de balles grêlaient furtivement pareille
à des averses. Aucune chance, on mourait
sur le coup, au volant de sa voiture, sur son scooter, en sortant d'une téléboutique ou tout simplement en mangeant un
quart de pizza sur une terrasse déserte, tard la nuit. Le sang jaillissait en pleine rue. Ce feu nocturne ne ratait
jamais sa cible. On mettait une
balle entre les épaules, en plein thorax
ou on la plantait dans le front. C'était la parade pour ne pas se faire descendre. On ramassait
le corps de l'inconnu chez le
commun des mortels et le célébrissime auprès de la Police. Mais quand il s'agissait de barbecue, rien ne restait
du cadavre, ni vu ni connu, juste des bouts calcinés tels qu’une merguez tombée au fond d'un brasier.
On avait beau se lamenter sur la situation mais c'étaient des
germinations naturelles, des "virus
sociaux", qui bourgeonnaient dans les grandes pépinières qu'étaient
les
cités millefeuilles du nord marseillais. Les germes les plus ravageurs étaient la xénophobie, les
règlements de comptes et bien d'autres
malheurs individuels psychiatriques. C'était la peste
à en croire les xénophobes locaux
ainsi que les nationaux comme en 1720 avec
l'arrivée du bateau Saint-Antoine.
Nous
étions en dessous de zéro dans le thermomètre social à quelques rares
exceptions. Dès le 15 du mois on plongeait dans le rouge. Certains ne sortaient plus de chez eux car ils avaient déjà encaissé les allocations, pointé sur internet
à Pôle Emploi ou justifié leurs RSA
auprès des CAF. Tous parabolisés, ils ne bougeaient pas non plus de chez eux car
ils avaient la tête dans les écrans et les mains raidies sur les télécommandes.
Les maghrébins parlaient de "tabsil" quand ils désignaient ces
paraboles rondes et creuses ayant la
forme des assiettes. Des assiettes
pleines de navets et de conneries qu'on
avalait à volonté pareil que dans
une grande chaîne de restauration sans
jamais rien vomir. On s'aplatissait au final en tout comme les écrans ultra
plats.
En dessous de nos
barres qui regardaient l'hôpital nord matin et soir la tête dans le ciel,
une autre cité, Belle vue, dont les bâtiments étaient
construits cette fois-ci horizontalement.
Elle ressemblait à un cimetière vu à l'échelle d'un géant et dont les bâtiments
en étaient les tombes. Certains appartements
furent condamnés pour des raisons
inconnues, d'autres incendiés puis
squattés après. C'était l'endroit où le quatre pièce coûtait le moins cher en France,
voire au même prix qu'au Burkina-Faso. C'était
l'endroit où un bon nombre de gens n'avaient pas justement l'air dans leurs
assiettes. Il y avait de tout, des tarés, des névrosés, des paranoïaques, des
dérangés, et des shootés par injection. C'était
là où habitaient Bernadette et Jean-Pierre, lui fut ruiné par la Française des jeux et elle se
suicida après une opération de chirurgie
esthétique.
Dès
qu'on ouvrait les fenêtres de son salon, on ne pouvait pas échapper aux
vis-à-vis. On voyait presque
tout copiant dans le mien qui fouettait du regard un long étage de l'hôpital nord. Les bâtiments furent construits à la même hauteur. Des immeubles nains par rapport
aux constructions classiques des HLM, maigres et élancés comme ceux de la
Solidarité. On y échangeait les regards, les flatteries dans les halls, on
entendait les engueulades et même des gémissements d'orgasme ainsi que cette femme bruyante qui criait un soir d'été
sous une chaleur de micro onde: "ha
oui, ha oui, ha oui, vas-y, vas-y, ha oui, ha oui". Dans cette
fraîcheur sexuelle, même les vieux se mettaient à bonder, à déplier leurs
antennes comme les escargots.
Pendant ce temps là, Driss ne foutait rien d'autre sauf regarder
à minuit les
fenêtres ouvertes un navet sur M6 et entendre simultanément le voisin haleter sur sa femme
comme le Mistral essoufflant à tous les coups ses arbres. Driss n'avait rien
sous la main pour libérer sa libido hormis ses mains face à des posters de nues féminins
dont certains se décollaient du mur mités par les punaises. Indigent mais avec
une sexualité vigoureuse contrairement aux
aisés des autres quartiers qui ne pouvaient espérer tant du hasard de la vie.
Il y avait de quoi perdre la tête, péter les plombs ou se pendre dans ces taudis
cinq étoiles. Ce fut le cas d'un
homme aux meilleurs moments de sa vie, la trentaine qui fut pris par une « folie » inexplicable du
jour au lendemain. Salem plongea dans
une folie profonde. Ses traits
principaux furent un délire permanent, des gestes d'une espèce qui n'était surement
pas de ce monde. Ces changements avaient été survenus chez lui. Salem devenait
de plus en plus étrange. Quand la crise s‘emparait de lui, il s’habillait en femme, se maquillait
et sortait dans les rues de Marseille. Son travestissement était grossier car on voyait bien ses jambes et sa poitrine poilues ainsi
que son crâne aride. La folie gonflait
en lui de jour en jour. Il « parlait » à longueur de journée avec des
"êtres invisibles". Parfois il mâchait ses mots, murmurait des choses
incompréhensibles et énumérait des
nombres à l'infini pendant des heures. Ensuite il se taisait longuement.
Il donnait la certitude de perdre la voix. Il levait les bras très haut et
tournait les index dans des directions bien
étranges. Salem donnait
l’impression de disserter sur une réalité invisible ou de dialoguer avec une
entité
subtile.
Personne ne comprenait rien à ces gesticulations surréalistes.
La situation engendra silence et
circonspection dans son entourage et de la peur chez ses voisins. Quand
Salem revint à la parole quelques temps
après, il commença à dire des phrases disloquées et clairsemées de rires mais
prononcées dans un arabe classique. Bien que n’ayant jamais appris le dialecte
de son père, encore moins la langue coranique, les paroles prononcées furent celle de la littérature religieuse et coranique. Aux
yeux de la culture familiale, les mots semblaient émaner d’un bon érudit arabe.
On connaissait ce phénomène dans la culture marocaine: être habité, maskoun, par un être subtil qu'on appelait Djinn. Ce constat expliquait-il les paroles d'Arabe classique? Salem serait-il devenu la voix du démon érudit?
La
situation de Salem s’était dégradée un peu plus. Il s’enfonçait dans les eaux
profondes de la folie et ses propos se détachaient de plus en plus de la
personnalité qu‘on lui connaissait.
Une
série de séjours dans les hôpitaux psychiatriques de Marseille allait commencer
pour lui. Il fit un premier séjour à l’hôpital Édouard Toulouse près
de la cité de la Solidarité. Il y subit des examens et passa des scanners
nécessaires pour expliquer les raisons de
la folie. Mais ces techniques médicales aussi sophistiquées soient-elles n’avaient pas eu
d’effet sur l’effondrement psychiatrique de Salem. Les psychiatres lui
offrirent seulement des calmants pour
tempérer sa folie. La
nouvelle se propagea dans la cité, ignorants ce monde démoniaque, des jeunes insolents et dénués de compassion
déflagraient de rire sur la blague qui fit le
tour du quartier : « Salem
est squatté par un djinn, … Il est
tagué".
Après
quelques semaines passées sous
l’administration des calmants à l’hôpital, Salem rentra chez lui pour quelques jours.
La folie avait mobilisé la famille et suscita la compassion des voisins.
Une
fois que le diagnostic fut bien compris et validé par la famille, l’heure était
venue de trouver celui qui pourrait virer
le démon. Un fqih, un imam de Marseille fut
appelé en urgence pour soigner Salem. Ce
fut un prêcheur d'une quarantaine d'années connaissant par cœur le Livre et les
sciences religieuses.
Ce
fut un vendredi. On sentait la détermination de l’imam qui n'avait pas de temps
à perdre. Il interrogea la famille sur les symptômes du malade et entra dans la
pièce aussitôt après pour affronter le démon.
Deux personnes tenaient le possédé à droite et à gauche. L’imam commença à
réciter les versets du Trône en guise
d'introduction:
"Dieu:
Il n'y a de Dieu que Lui:
le Vivant;
celui qui subsiste par
lui-même!
Ni l'assoupissement, le sommeil
n'ont de prise sur lui!
Tout ce qui est dans les cieux
et la terre lui appartient!
Qui intercédera auprès de Lui,
sans sa permission?
Il sait ce qui se trouve devant les hommes et derrière eux alors que
ceux ci n'embrassent, de sa
Science, que ce qu'il veut.
Son Trône s'étend sur les cieux et sur la terre:
leur maintien dans l'existence
ne lui est pas une charge
Il est le Très Haut,
l'Inaccessible. "
A la surprise de ce dernier et des hommes
présents, une récitation parallèle des mêmes versets démarra au même moment par
la bouche de Salem.
-Tu connais les versets du
Trône , Salem!
-Oui, je connais le Livre.
-Qui es-tu?, crois-tu en Dieu?
-Ah, la croyance…!, dit
« Salem »
Pressé
d'obtenir une réponse de « Salem » , l’imam reprend très vite
son interrogatoire après un silence court
-Réponds-moi!
-Que veux-tu?, dit « Salem »
Crois-tu en Dieu et en son Prophète Mohamad?
Un rire
éclate :
-La croyance, c’est un fardeau…
-Pourquoi? dit l’imam
-Je suis au dessus de toi. Je suis dépourvu de
raison. La foi est réservée aux êtres doués de raison n’est -ce-pas?
-Explique-toi plus clairement et cesse tes divagations!
-Je procède du feu. Et ma connaissance se nourrit
de l’occultation des Noms qui donnent raison à ton existence.
Perplexe,
l’imam interrompit son interrogatoire et reprit la récitation de la sourate des
Djinns. Une récitation parallèle partit
comme la première verset par verset. Une fois que les deux récitations se turent, Salem avertit
: « là où tu vas dans le Livre, j’y serai
avec toi ».
Ébranlé,
l’imam murmura la formule, « il n’ y
a de force et de puissance que par Dieu, le Grand » et réitère au
djinn de partir: « quitte l’esprit
de Salem maintenant au nom de Dieu ».
-Tu ne pourras pas ne chasser… Tu as le feu du Verbe et tu n’en possèdes
pas la lumière, répond « Salem ». L’imam s’est tu une deuxième
fois, abasourdi par ces nouvelles
divagations. Salem resta silencieux quelques instants comme s'il reprenait son
souffle pour redémarrer un nouveau délire. Il prononça en effet de
nouvelles phrases encore plus étranges: « regarde- toi dans le miroir de ta
raison abîmée par un déluge qui trempe ton intelligence… le feu jaillit de la
géhenne comme un jet d'eau… en
l’absence de la raison ton silence règne et chasse ta parole comme un corbeau perché
sur une branche nue dans un ciel en sueur et dans une nuit aveugle…la lumière irradie le ciel muet…les hommes sont heureux et rient sur les
divans au paradis servis par des adolescents imberbes… la pluie efface les traces du scarabée assidu dans son effort détestant le parfum de roses …invoque le Nom comme tu sens une fleur aux
pétales d'or … mes cendres ne sont
pas mortes pour autant car le souvenir les ravive par l’étincelle de Dieu… la folie est le hibou solitaire, roi de la
pénombre….
Les
présents furent décontenancés, déstabilisés par
ces mots incompréhensibles.
Certains quittèrent l'assemblée précipitamment, d'autres laissèrent
éclater leurs stupeurs: "Allah wa
Kbar, que Satan soit maudit… "
Salem
poursuivait allégrement ses incongruités . Constatant la difficulté devant ce
phénomène psychiatrique, l’imam fit évacuer la pièce des assistants pour rester
seul avec Salem. Les récitations coraniques reprirent de plus belle et
durèrent une trentaine de minutes.
L'imam sortit de la chambre le front ruisselant
de sueur, stupéfié par l'étrangeté des paroles proférées par Salem. Il
concéda son impuissance et
conseilla à la famille de partir au Maroc et de trouver un autre
guérisseur.
Salem fut accompagné par son
père au mausolée de Sidi Sliman moul Elkifan dans la
région de Mekhnès. Un lieu où se
croisaient des gens sains d'esprit
venant se remémorer le souvenir du Saint, d'autres venaient pour des maladies
bénignes, des dérangés et des fous avec
leurs familles. C’était un petit bâtiment avec un patio blanc de lumière. A
l’intérieur, des box furent
réservés aux malades les plus atteints immobilisés par des chaînes alternant rires et hurlements du matin au soir. Les cas les
moins graves déambulaient en liberté
dans l'enceinte du mausolée.
Salem
y resta trois jours.
Salem quitta ce mausolée un vendredi à l'aube en direction de Oujda avec son père. Ils arrivèrent à Anjra une petite
bourgade dans les environs de cette
ville à la recherche d'un homme réputé
pour sa puissante spiritualité. Un
homme qui démêlait le vrai du faux, le
démon de l'humain et guérissait les âmes malades.
L'homme
ordonna au père et au fils de
veiller en sa présence sans aucune
récitation, d'être dans un face à
face silencieux et de se laisser bercer dans méditation qui dura jusqu'à
l'aube. Le vieux invoqua longuement. Le
père s'assoupit. Salem resta éveillé regardant les murmures de Sidi Abdelkader
jusqu'à ce que le sommeil l'atteignit profondément. Salem fut délivré du démon au réveil, au petit matin dans un bain de "mantras" spirituels
en présence du maître.
Chômeuse, Bernadette fut prise par une
folie de soins esthétiques pour son
corps. Elle croyait en ces fumiers
qui venaient l'embrasser sur les
joues tous les cinq ans et lui vendre de la fumée artistique. En
art, on n'en parlait même pas, et on ne
pouvait pas lui en vouloir car Bernadette ne connaissait ni Platon, ni Plotin
et encore moins Aristote pour comprendre
quoi que ce soit aux raisons du
simulacre artistique. Elle en était à des années lumière. Evidement, elle n'avait ni les outils intellectuels ni la capacité mentale pour détecter
les énormités qu'on lui racontait
à la télévision et ailleurs.
Elle
habitait la cité Belle vue, un nid du délabrement, de la saleté et des
guetteurs. L'ambiance était hideuse. Rien n'était astiqué dans cet enfer
contrairement aux pavés de la rue
Paradis lavés au karcher. On n'y venait
que pour soulager les containers de poubelles du débordement, de les décrasser et la cerise
sur le gâteau était le virement chronique des cafards.
Le simulacre proféré par ces fumiers
était de demander à ces gens simples d'esprit de faire abstraction
de leurs handicapes pour espérer
une vie meilleur. On leur faisait
croire que la laideur de leurs cités et
de leurs faciès était une tare et qu'il fallait s'en débarrasser au plus vite. On
avait des malades imaginaires à la pelle. La raison fut toute trouvée: conjurer
le préjudice professionnel. On leur demandait donc d'être comme ceci ou comme
cela, de changer sa couleur, de transformer
son nom, et même d'aller jusqu'à tailler dans sa masse
corporelle pour virer les morceaux en trop. Bernadette devenait une
vraie malade puisqu'elle fut hospitalisée
pour dégonfler ses seins alors que d'autres voulaient redresser les
leurs moyennant des frais énormes. Finalement,
Bernadette finit par foutre les pieds
dans la caverne de Platon sans se
rendre compte. Son mari, Jean-Pierre en
avait fait l'expérience avec la française des jeux.
Le couple
charriait des dettes montagneuses et chroniques. Bernadette appuya
sur tous les ressorts y compris sa
transformation physique pour redécoller mais
rien n'apparaissait à l'horizon.
Le
désespoir devint son quotidien. Bernadette sortit de sa caverne et décida de mettre fin à
sa vie par pendaison un dimanche matin,
le 17 Octobre 2010.
Abdelghafour Essafi
Marseille, le 21 aout 2012
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